Des pas… Semblable à une danse endiablée, rapides, secs, limite violent… Suivant une mélodie muette, frôlant tantôt le sol de la pointe des pieds, tantôt y atterrissant brusquement sans pour autant manquer de grâce.

Le contrôle à son apogée.

Tout s'enchaîne avec tant de précision, tant de souplesse… Tant d’audace. La désinvolture est à son comble, fluide comme le courant d’un torrent en émoi. Ardent comme le feu d’un volcan se déversant sur la colline. Léchant les roches de sa lave flamboyante et aveuglante.

Et puis, soudain... Un temps d’arrêt. Causant un silence qui vous donne des frissons d’appréhension. Un silence farouche… Prolongé, suave et palpitant. Celui qui n’a pas de fin, celui qui vous fait chavirer le cœur. Celui qui vous achève… et vous tue à petit feu.

Un cœur pourtant, au bord du gouffre, calqué sur le rythme de ces bruissements qui ne demandent qu’à reprendre, bondit, rugit dans sa cage trop étroite… Boom… Boom… Boom boom… Un souffle retenu, une sueur froide, des tremblements incontrôlables. Tout un corps, tendu dans l’attente interminable du signal du maître d’orchestre invisible.

Boom, boom… L’obscurité trouble les sens, le temps n’est plus. Il n’y a rien d’autre que ce battement sourd, irrégulier et douloureux. Galopant au gré d’un tempo imaginaire, créant une musique enivrante. Une musique qui vous emporte, qui vous fait vivre une aventure céleste. Une musique qui vous transporte dans un autre univers, là où le bien et le mal n'ont pas lieu d’être.

Les secondes s’écoulent… Tic… Tac… Tic… Tac… Tic. Encore et encore… Tic… Tac… Comme les lourdes aiguilles d’une horloge vieille comme le monde, veillant sur les âmes esseulées, enfermées dans cet endroit lugubre.  Tac… Tac… Le bruit des souliers sur le sol. Tac… Tac… Tac. Calculé, rythmé, …, parfait, tout simplement. Un ballet tragique de la plus grande beauté. Puis un nouveau silence, soutenu, magnifique et redoutable à la fois.

Tel le danseur aguerri qu’il est, il vole, s’élève, se cabre dans des courbes impossibles, pulsant sur le tempo d’une mélodie que lui seul peut entendre. Créant de ses gestes une chorégraphie dédiée aux dieux qui somnolent dans les ombres, pleurant sur le cimetière de ces ambitions. Plus rien ne compte, plus rien n’existe, seules les ondulations de sa silhouette, effrayante et envoûtante, découpée dans cette vague lueur qui émane d’on ne sait où. Un éclat qui lui donne des ailes, qu’il déploie sans vergogne, sans gêne. Et ce, malgré sa tenue peu pratique. Peu importe ses vêtements teint de cet orange disgracieux, l’homme oublie, l’espace d’un instant, les barreaux qui l’entourent, la vie qu’il n’aurait plus. Les raisons qui le clouent dans cette pièce au quatre murs bétonnés, avec pour seul espoir, cette fenêtre entravée de barres de fer noires.  

La scène pourrait bien sortir d’une histoire fantastique, teintée d’une touche de terreur et de machiavélisme. Une courbette gracieuse, solennelle, accompagnée d’un sourire des plus sardonique qui soit. L’aubade approche à sa fin inéluctable et il n’y pas une âme pour applaudir la performance bouleversante de l’artiste. Il n’y a que ce délicieux silence dans lequel on a envie de se prélasser, pour profiter de l’instant figé dans le temps.

Les pas se faufilent avec lenteur, pas chassé à gauche, balancé, jeté de jambe… Le tout dans une harmonie transcendante. Vibrante et émouvante. Rien ne pourrait interrompre le danseur dans son élan envoûtant. Pas un souffle ne vient briser son euphorie grisante. Il est seul…

Pourtant, la mélopée qui l’anime se voit subitement accompagner de lumières vives, dansant avec lui, tournant, virevoltant, suivant chacun de ses gestes, accentuant chacun de ses mouvements. Elles matérialisent une ombre, allongeant sa figure fine et souple. Il s’imagine les projecteurs, le public qui l’acclame tel un dieu vivant. Il rêve de grandeur, de magnificence, de perfection… De gloire… Un but qui, malgré son talent apparent, ne lui sera jamais accordé. L’amertume d’un rêve brisé en mille morceaux, des ambitions tuées avant même d’avoir pu exister. Une vie fauchée… Désabusée… Toutes ces émotions acerbes se traduisent dans une lente sarabande, tristement muette aux autres et pourtant si forte à son âme.

Un martèlement strident, court, répétitif, cinglant, s’invite dans la transe du danseur, rompant finalement son tumulte intérieur. Le bruit saccadé annonce la fin, la descente des rideaux sur sa douloureuse performance. Une fine grimace vient se dessiner sur son visage. Une grimace foncièrement agacée. Les lumières des lampes torches des gardes éclairent sa cellule plongée dans l’obscurité, l’éblouissant intentionnellement.

"Complètement taré, ce mec…” Grogne l’un des deux hommes en uniforme en déverrouillant la lourde porte.

Le taré, comme si bien dit, fixe les nouveaux venus d’un éclat sombre et méfiant. Un sourire sordide remplace la grimace qu’il faisait plus tôt en remarquant la carrure imposante d’un troisième homme en tenue orange.

“L’art n’est pas digne de tout le monde, chaton.” Musa l’artiste en penchant le visage sur le côté, satisfait du dédain qu’il peut à présent lire sur les visages des deux gardes. La victoire est savoureuse, mais de courte durée quand ils le forcent à se reculer au fond de sa cellule du bout de leur matraque. Son sourire, pourtant, ne défaillit pas une seconde. Grand bien leur fasse de se la jouer héros et tout-puissant.

“On verra si tu resteras si ‘créatif’ quand l’armoire à glace t'aura refait le portrait” Ricana le plus gringalet des deux surveillants en refermant la porte grinçante sur ladite armoire, et les plongeants ainsi dans le noir. Seule la lumière blafarde d’un lampadaire dehors les éclaire depuis la fenêtre miniature. La taille impressionnante du nouveau locataire de cellule force le plus fin à lever la tête pour pouvoir le dévisager. Sa tignasse rouge flamboyante se démarque dans la pénombre et le reflet bleu-gris de ses pupilles le fascine, le déconcerte, le trouble…

Une étincelle, une flamme vive s’immisce au fond du cœur noirci par l’aigreur du danseur. Une flamme qui se fera intarissable au fil du temps qui passe. Un sentiment nouveau et fulgurant, dépassant l’entendement et la logique. Une alliance née des enfers et indéniablement solide comme le rock. Chacun est brisé, meurtri par une vie gâchée. Chacun aspire à plus… Plus que ces quatre murs ternes… Plus que cette cage qui leur cache la lumière du soleil. Ils veulent une vie, un avenir… Une chance d’avancer, de grandir et de s’élever au-dessus du monde écœurant qui les entourent.

Deux êtres si différents et pourtant si proches l’un de l’autre, en quête de tout ce qui leur a été interdit. Un amour farouche et incompréhensible aux yeux des autres. Un contraste de noir et de blanc, de rouge et de blond. Opposé dans leur apparence autant que leur comportement. Deux tangentes qui étaient destinées à se croiser dans ces lieux si sombres et oublier de la société.  Reclus, tels les parias qu’ils sont, ils n’abandonneront pas leurs aspirations. Pas maintenant qu’ils ont trouvé un appui pour se relever. Ils inventent leur propre chorégraphie, tombant, rampant, vivant, tout simplement au gré du courant qui les porte.

La vie en prison juvénile est sinistre. Les jours sont ternes, les coups pleuvent, les repas… immangeable… Les nuits, elles, se peuplent de démons, de bruits indésirables, de pleurs de gamins qui ne comprennent pas leur venue dans cet endroit… De cris fous de ceux qui ont perdu la raison… Certains se lamentent de leur misérable vie… de l’injustice qui s’est abattue sur eux. Tandis que d’autres, habitués à ces aller-retours en prison, se frottent les mains, jubilant de pouvoir dérouiller les plus démunis.

Marche ou crève…

Courbe l’échine…

Rentre dans le rang…

Ne te perds pas dans tes songes… Ian… Le passé ne peut être changé. Il est irrévocable, tout autant que ta peine à purger entre ces cloisons épaisses et froides. Ta seule consolation est cet homme qui semble être ta pièce manquante…

[Flashback: Six mois plus tôt…]

Le souffle pantelant, le cœur aux bords des lèvres, le jeune homme en devenir court à en perdre haleine. Ses jambes fines et longues avalent les mètres à vive allure, porté par un sentiment aveugle. L’admiration qu’il voue à cet enseignant de danse se mue en une émotion incontrôlable, un amour qui ne devrait pas avoir lieu d’être. Une explosion qui électrifie ses sens à l’extrême, sans qu’il parvienne à mettre des mots sur ce qu’il ressent. Cela fait deux ans qu’il développe ces crépitements chaque fois qu’il l’aperçoit, chaque fois qu’il entend sa voix… Les regards qu’ils s’échangent, timides et animés de petites étincelles brillantes.

Du haut de ses seize ans, tout lui parait possible, sans limites. Sa carrière est toute tracée, la Juilliard est à portée de ses talents, la vie lui sourit. L’amour le guide… Il ne s’imagine aucun autre futur que celui dans les bras de son idole, dansant sur les plus grandes scènes de Los Angeles… Vivant une aventure folle, digne des plus beaux romans. Son nom sera connu, sa réputation, étincelante. Enfin, c’est ce qu’il croit dur comme fer. Du plus profond de son âme naïve… Après tout… à seize ans, on n'a qu’à étendre ses ailes pour voler, saisir ce qui nous est accessible de nos mains tendues, aimer de façon innocente et sincère…  Vivre et croire…

L’injustice, elle, personne ne la voit venir. Avec ses longues griffes, tailladant les ambitions, brisant les espoirs naissants, tuant l’amour à coup cinglants. L’injustice est ravageuse et inattendue. Elle prend la forme d’un amant, d’un ami, d’une connaissance ou encore celle d’un parfait étranger. Elle ne montre aucune pitié, aucun regret. Elle ne discrimine pas, abattant son dévolu sur toute âme qui vit, piétinant, massacrant tout sur son passage.

Il a suffi d’un faux pas, d’un seul écart pour ruiner sa vie entière. Un baiser volé, une étreinte, une nuit de magie qu’il ne pourra oublier. Une nuit où il a cru être aimé, une nuit où il s’est offert entièrement, alors qu’une petite voix lui grinçait aux oreilles… Avertissements qu’il balaya à grand coup d’émotions impulsives. Avertissements qu’il aurait dû prendre avec plus de sérieux…

La tournure que prit le lendemain, il ne l’avait jamais envisagée. Jamais crue possible. La trahison, il ne l’attendait pas de sa part… Pas après tout ce qu’ils se sont dit, les tendresses, les regards, les sourires secrets… N’y avait-il donc rien de vrai dans tout ça ? Était-ce vraiment qu’un tissu de mensonges ? Une désillusion d’adolescent, comme le dit si bien le principal de l’établissement ? N’a-t-on pas le droit d’aimer, à seize ans ? N’était-ce qu’une mascarade sordide ?

Quand ils sortirent du bureau, une liasse de documents tout aussi absurde que la situation, une convocation… Pour que lui, l’étudiant ‘rebelle’ se justifie de son acte… Le monde à l’envers… L’ironie ne pouvait pas être plus infâme. La rage bouillonnait dans ses veines. La colère sourde de l’incompréhension, la douleur accablante du mensonge… Les poings fermés, le regard humide par l’humiliation, les lèvres pincées afin de ne pas perdre le peu de dignité qu’il lui restait, Ian marchait dans le silence le plus lourd qu’il ait jamais connu. Il ignorait les regards en coin de son… de son… Qu’étaient-ils à présents…? Ce serait tellement plus simple s’il pouvait le détester… Le haïr de toutes ces forces… Mais il ne ressentait que du chagrin.

Le jour vint de la partition en justice… Seul face à des gens le regardant de haut. Comme s’il avait commis les pires crimes que l’humanité puisse subir. Considérer comme criminel, comme manipulateur, comme gamin problématique… Son monde s’écroula quand il vit à la barre, celui qu’il avait aimé de toute son âme. Son cœur se fendit en écoutant son récit…  Le mensonge prit de nouvelles proportions. Un détour qui le cloua dans un mutisme terrassant. Sa tristesse disparut au moment même où le marteau sonna son jugement. Une fissure, un craquement irréparable. Aucune larmes ne coulèrent sur ses joues, seul un sourire sinistre resta peint sur son visage. Un sourire prometteur de vengeance et de représailles.

Il ne serait plus jamais le même, l’enfant naïf et sincère était mort et emportait avec lui toute la bienveillance et la sérénité qui lui était si caractéristique. Le soir suivant le jugement, ayant bénéficié d’un délai de quelques jours afin de se préparer à partir en prison juvénile, Ian se soula à en perdre la raison. Ses pas chancelants, disgracieux contrairement à son habitude, il se retrouve face à la maison de cet enfoiré qui venait de ruiner sa vie. Savourant la brûlure de l’alcool qu’il n’était pas censé boire à son âge, il fixait la bâtisse d’un regard haineux. Il voulait le voir souffrir autant qu’il souffrait… Il voulait qu’il perde tout, comme lui avait tout perdu. Terminant la bouteille de whisky en grimaçant, il la jeta avec force, brisant la fenêtre de la cuisine.

Des lumières jaillirent, et il ne sut dire s’il s’agissait de son imagination, de l’alcool qui grisait ses sens au point d’en sentir la chaleur des flammes lécher sa peau, ou si la maison flambait belle et bien sous son regard effaré. Des cris virent accompagner les flammes, des bras le plaquèrent au sol sans la moindre tendresse. Des sirènes et des lumières dansèrent sur le désastre qu’il venait de causer. La bouteille qu’il avait lancée avec tant d’inconscience et de rage, avait causé un incendie en atterrissant sur la cuisinière sur laquelle une petite marmite de ragoût chauffait paisiblement. Le peu d’alcool encore présent répandit les flammes suffisamment pour qu’elles trouvent prise sur les rideaux, le plancher, pour finalement engouffrer la bâtisse en entier. Personne ne fut blessé, et une satisfaction malsaine fit sourire Ian quand la police le força dans leur voiture. Il trouva presque dommage que l’homme lui ayant causé tant de mal ait survécu à la catastrophe, mais au moins, il avait perdu son toit, ses économies étaient parties en fumée sous ses yeux.

Cette même fumée peupla ses rêves et ses pires cauchemars. Encore et encore… Même éveillé, il la voyait partout. Elle le suivait tel un rappel constant de ses actions. De sa colère. De ses sentiments d’injustices. Du fond de sa cellule, enfermé dans ces quatre murs, il ne voyait qu’elle. Il devenait elle… Ou bien était-ce l’inverse ? Il ne saurait pas le dire. Ruminant sa solitude, ses rêves brisés, elle devint son seul passe-temps. Sa seule source de distraction. Il apprit à la connaître, à l’apprivoiser, à la posséder tout comme elle possédait son âme et son esprit. Il dansait avec elle, vibrait avec elle dans une harmonie parfaite. Étrange sensation, que de se dissiper dans l’air par la seule envie de disparaître. De n’être que de la fumée, de la brume. De n’être plus rien l’espace d’un instant. Cette fumée le comprend si bien, elle est sa muse pour ses danses et sa compagne dans la solitude interminable.